Nietzsche et l’humanisme

Compte-rendu par Olivier Ponton du colloque international organisé par le Centre de Recherches en Histoire des Idées de l’Université de Nice, l’UPR 76 du CNRS et le Collège International de Philosophie

Résumés

Keith Ansell Pearson : Devenir surhumain. L’incorporation de
la vérité et de la connaissance d’après Nietzsche

On peut entendre la notion de surhumain de diverses manières. L’accent
sera mis ici sur l’appel de Nietzsche à une nouvelle et forte
maturité intellectuelle et ce qu’elle implique pour notre manière
de concevoir l’humain. Le point de départ de cette intervention
est le suivant : comment interpréter le souci du surhumain ?
Il s’agira en d’autres termes de s’interroger sur le lien
ou rapport entre l’humain et le surhumain. En quel sens le surhumain
concerne-t-il l’être humain (ou le fait d’être
humain, l’humanité de l’homme) ? Si l’ « humain » est
bien l’arrière-plan fondamental du « devenir-surhumain » de
Nietzsche, faut-il en conclure que celui-ci reste malgré tout un penseur
humaniste ? Si c’est le cas, cela doit-il nécessairement
nous poser problème ? Je répondrai dûment à ces
questions en prenant d’une part en considération le fait que la
conception nietzschéenne du type du surhumain diffère d’autres
problématiques (celle de Bergson, par exemple) et après avoir
fait le tour des récupérations et interprétations, aussi
bien humanistes qu’anti-humanistes, du surhumain chez des penseurs ultérieurs
tels que Heidegger, Deleuze ou Foucault. Le but est de montrer que seule la
prise en compte de la spécificité de l’expérimentation
nietzschéenne permet de réellement comprendre le « souci » du
surhumain et l’exigence qu’il entraîne pour l’humain.
Cette expérimentation n’est autre que la nouvelle tâche
que Nietzsche assigne à l’homme : l’incorporation (Einverleibung) de
la vérité et de la connaissance
.
Comme toujours avec Nietzsche, il convient ici d’apprécier précisément
le caractère particulier de son questionnement et d’avoir des oreilles pour
ce qu’il a à dire. S’agissant de cette expérimentation,
la question qui se pose est de savoir si le fait de devenir surhumain par l’incorporation
de la vérité et de la connaissancez — il faudra bien sûr
préciser le sens de « vérité » ici — implique
que l’être humain devienne plus ou moins ou encore autre qu’humain, à moins
que ce ne soit tout cela en même temps.

Pierre Caye : « Le malentendu le plus dangereux ».
Critique nietzschéenne des métaphysiques de la puissance

Nous savons, depuis les travaux de G. Colli et M. Montinari, que la pensée
de Nietzsche ne se réduit pas à la Volonté de puissance
et à son bellicisme. Nietzsche n’est-il pas le premier, au contraire, à avoir
dénoncé le « don quichottisme » de ce genre
de philosophie ? Mieux encore, sa critique remet radicalement en cause
l’horizon théologico-politique qui commande toute métaphysique
de la puissance. Dans ces conditions, le différend Nietzsche/Heidegger
se renverse : c’est à Nietzsche qu’il faut à son
tour donner la parole pour dénoncer le jeu dangerreux de la puissance
qui travaille la destruction de la métaphysique, les métaphysiques
de la destruction.

René Daval : Pour une anthropologie de la joie : O.F.
Bollnow lecteur de Nietzsche

L’être et le Temps de Heidegger donne une place importante à l’analyse
de l’être humain comme « être pour la mort »,
et consacre de longues pages pénétrantes aux notions de souci
et d’angoisse. Disciple de Dilthey et éditeur de ses œuvres
complètes, O.F. Bollnow a tenté dans Les tonalités
affectives
de donner une anthropologie centrée sur l’analyse
des tonalités affectives gaies, et notamment de la joie. Inspiré notamment
par Goethe et par Nietzsche, Bollnow ne récuse par l’importance
des tonalités affectives tristes, comme en témoigne sa lecture
de Kierkegaard et de Heidegger, mais a l’ambition de construire une philosophie
de l’exaltation de la vie. L’auteur analyse le passage de la mélancolie à l’enthousiasme
et insiste sur le rôle positif de celui-ci pourvu qu’il se traduise
en actions culturellement enrichissantes. Je voudrais, en m’appuyant
sur l’œuvre de Bollnow, contribuer à une réflexion
sur le rôle de l’enthousiasme pour l’homme.

Emmanuel Faye : Les cours sur Nietzsche de Heidegger à la
lumière de leurs réécritures et du séminaire
de 1940 sur Jünger

La confrontation entre les Nietzsche I et II de Heidegger
publiés en 1961 (et traduits en français en 1971) et les cours
de Heidegger sur Nietzsche, désormais publiés en allemand dans
l’œuvre dite intégrale ou « Gesamtausgabe »,
permet enfin d’établir ce que Heidegger a réellement professé entre
1936 et 1944. Notre intervention proposera une synthèse philosophique
et critique des résultats de cette confrontation.

Thierry Gontier : Nietzsche, Burckhardt et la « question » de
la Renaissance

Si dans ses premiers écrits, Nietzsche tend à voir dans la réforme
wagnérienne la seule promesse d’une authentique « renaissance » de
la civilisation grecque, la valeur de la Renaissance italienne ne cessera de
prendre de l’importance après Humain, trop humain. Le
thème reparaît ensuite dans la plupart de ses ouvrages. Nietzsche
finira par écrire dans l’Antéchrist (§ 61) : « Il
n’y a pas de question plus cruciale que celle que posait la
Renaissance — ma question est celle-là même qu’elle
posait ». C’est principalement à partir de cette réflexion
sur la Renaissance italienne que Nietzsche mettra en place la notion d’ « inversion
des valeurs » dans une réforme de la morale chrétienne
au profit d’une vertu « sans moraline ». Nietzsche
n’a en réalité que peu de connaissances directes de la
Renaissance : il tient son information de Taine et de Stendhal et de bien
d’autres (comme l’a bien montré récemment Giuliano
Campioni), mais premièrement et avant tout de son collègue et
ami bâlois Jakob Burckhardt, dont la Civilisation de la Renaissance
en Italie
était parue en 1860. Nietzsche écrira justement
en 1881 à Burckhardt : « je crois que vous avez aperçu
les mêmes problèmes que moi, que ces problèmes
vous causent une souffrance semblable à la mienne ». On sait
que Burckhardt répondait à Nietzsche ne pas même avoir
aperçu les prémisses d’une telle pensée. C’est
dire le travail de translatio opéré par Nietzsche sur
l’étude burckhardtienne de la civilisation renaissante et de la
culture de l’homme qu’elle met en place. Nietzsche diverge sans
doute avec Burckhardt sur l’inscription de la Renaissance dans l’histoire
et sa relation à la civilisation (ou, pour Nietzsche, pseudo-civilisation)
moderne. Il reste que la sociologie de la culture mise en place par l’historien
bâlois s’épanouit chez Nietzsche en une anthropologie générale
de l’humanité supérieure, caractérisée par
l’ « émancipation de la pensée, le dédain
des autorités, le triomphe de la culture sur la morgue de la naissance,
l’enthousiasme pour la science et le passé scientifique de l’humanité,
l’affranchissement de l’individu, la flamme de la véracité,
l’aversion pour la pure apparence et la recherche de l’effet ».
C’est finalement sur la conquête d’une connaissance nouvelle
de l’homme et de l’humanité (conquête dont Burckhardt écrivait
qu’elle seule suffisait « à nous imposer une obligation éternelle
de reconnaissance envers les hommes de la Renaissance ») que Nietzsche
se trouve le plus à même de rencontrer l’historien bâlois.

Fabien Jegoudez : L’élevage de l’homme

La question de l’élevage chez Nietzsche renvoie directement au
problème de l’éducation. La notion nietzschéenne
de Züchtung, développée à partir d’Ainsi
parlait Zarathoustra
, est déjà présente dans certains écrits
de jeunesse dans la mesure où Nietzsche établit dès cette époque
les limites de l’éducation traditionnelle — en s’éloignant
du paradigme classique de la formation humaine —, dont l’inefficacité pratique
ouvre une brèche dans les certitudes en la matière. Le modèle
d’éducation propre à l’humanisme classique se voit
très distinctement critiqué au profit d’une nouvelle approche — au
demeurant plus théorique que pratique — du problème de
l’éducation. L’élevage relève d’une
volonté de discipliner le corps humain, s’enracinant tout à la
fois dans l’éducation de soi et dans la définition d’un
but qui élève l’homme — le surhumain — et obéit à une
double exigence : celle de la renaturalisation et de l’ennoblissement
de l’homme.
Le passage de la réflexion sur l’élevage à l’action éducative
proprement dite ne va pas pour autant de soi. Une éducation réformée
selon la perspective nietzschéenne, dont certaines dimensions sont ouvertement
anti-humanistes, ne saurait être impérative, étant donnée
l’attitude sceptique que Nietzsche attend de ses lecteurs. La philosophie
de Nietzsche apparaît dès lors comme un jalon dans l’histoire
de la pensée, destiné à éclairer le difficile problème
du devenir surhumain. Se pose désormais la question des conditions de
réalisation d’un nouvel humanisme qui prendrait ses distances
par rapport à l’humanisme classique — reposant sur la culture
de l’esprit — dont l’influence gouverne encore la pensée
contemporaine.

Matthieu Kessler : « Nietzsche éducateur »

Les Considérations intempestives constituent un hommage équivoque
de Nietzsche envers ses deux principaux éducateurs : Schopenhauer
et Wagner. En effet, ces maîtres ont succombé à la recherche
de disciples et donc de « zéros » à ajouter à l’unité qu’ils
pouvaient représenter par eux-mêmes, en tant que génies,
dit en substance Nietzsche.
Ainsi, l’éducation doit-elle affronter un paradoxe induit par
le « dressage » d’un individu libre, singulier
et créateur. Comment conduire avec fermeté l’individu vers
sa propre humanisation sans en faire le disciple d’une doctrine particulière ?
Comment inspirer aux individus le désir d’inventer à nouveaux
frais l’homme tout en ne choisissant qu’eux-mêmes comme modèles
et une sélection originale d’individus exemplaires comme schèmes éducatifs ?
La question de l’éducation de l’homme supérieur et
du surhomme est un des enjeux déterminant la vocation philosophique
de Nietzsche : il s’agit d’apprendre à vivre, à conquérir
sa liberté et à reconnaître, voire à construire,
sa propre singularité.
Quelles sont les idées et les méthodes éducatives que
Nietzsche a cherché à mettre en œuvre à travers
son double travail d’esprit libre et de philologue ?

Domenico Losurdo : Misère et grandeur de l’anti-humanisme :
Nietzsche, Heidegger et Schmitt

La critique de la catégorie des droits de l’homme et de l’homme
en tant que tel va de pair chez Nietzsche avec la légitimation de l’esclavage
et l’avilissement de la grande majorité des hommes, réduits à de
simples instruments de travail au service de l’élite dominante.
Après tout, c’est sur l’onde de la polémique anti-humaniste
et anti-universaliste que Schmitt et Heidegger adhèrent au nazisme.
Mais il ne faut pas perdre de vue le revers de la médaille. C’est
précisément en Allemagne, pendant des siècles cible privilégiée
de l’humanisme et de l’universalisme impérialistes, que
grâce à Nietzsche, Heidegger et Schmitt mûrit une critique
radicale et profonde de cette idéologie de la guerre, laquelle justement
de nos jours célèbre ses sinistres triomphes.

Jean-François Mattéi : Le dernier homme chez Nietzsche

Ainsi parlait Zarathoustra met en scène, dès le prologue,
la figure du dernier homme. Le dernier homme, celui qui, complice
de lui-même, cligne de l’œil pour montrer qu’il n’est
pas dupe, est l’homme qui a accepté, sinon revendiqué,
le nihilisme. Il s’agit là du troisième ou du dernier nihilisme.
Le nihilisme de la religion, en tant que négation du monde du devenir
au profit de l’arrière-monde de l’être, est le second nihilisme
puisqu’il nie la vie, qui est elle-même le premier nihilisme
comme pur afflux du devenir. Ainsi, d’un même mouvement, le nihilisme
produit la négation du premier afflux, son autosuppression, pour se
retrouver à la fin comme l’ultime terme de la décadence.
Poussé à bout, le nihilisme se nie lui-même dans la figure
du dernier des hommes : l’orientation vers Dieu, le christianisme,
ou vers le Bien, le platonisme, se retourne en désorientation de Dieu
et du Bien.
Nous sommes à la fois désorientés de l’être,
au sens du génitif objectif, comme la terre de son soleil dans Le
Gai savoir
, et désorientés de l’homme, au
sens du génitif subjectif. Dans le retrait de l’être, on
constate une double désorientation : la désorientation du
monde, perdu dans ses faux horizons, et la désorientation de l’homme
qui, comme « insensé », crie sans cesse : « Je
cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! », et comme « dernier
homme », n’entend même pas la nouvelle que l’insensé lui
apporte. Le Requiem æternam Deo de l’insensé sonne
en même temps le glas du Requiem æternam Homine.

Nicola Panichi : « Le gai scepticisme ». Nietzsche
lecteur de Montaigne

Nietzsche déclare « retourner continuellement à un
petit nombre de vieux Français » et en particulier à la « libre
pensée » de Montaigne. Il considère Montaigne comme
un « naturaliste de l’éthique », surtout
par rapport aux philosophes anciens qui fondent la morale sur des principes
premiers et métaphysiques. En les trouvant dans la nature, Montaigne
met en évidence les motivations typiquement humaines dans les déterminations
de l’agir. « Livre européen », trait d’union
de « cette grande chaîne de la Renaissance », livre
qui s’élève au-dessus du « goût national » et
des « couleurs philoophiques », les Essais sont
un livre de « pensées réelles ». Nietzsche
souhaite ainsi, pour promouvoir le perfectionnement spirituel et moral de l’homme,
que l’on lise les Dits mémorables de Socrate, Montaigne
et Horace plutôt que la Bible.
Nietzsche, suivant Montaigne et tenant compte de la complexité de la
nature humaine, rejette le concept d’individuum. L’homme
n’est ni simple ni indivisible ; il est toujours une « pluralité de
forces », ordonnées selon une hiérarchie : « le
concept d’“individu” est faux ». Les hommes ne
vivent pas isolément. L’effort d’acquérir « une
seule attitude de l’âme et un seul point de vue pour toutes les
situations de la vie », est une espèce de vanitas vanitatum.
L’uniformité se réalise aux dépens de la connaissance : « on
participe d’une façon consciente à la vie et à la
nature de beaucoup, en ne se traitant pas soi-même comme individu unique,
fixe et constant ». Dividus, pas individus, donc. Individuum
est ineffabile
, mais c’est aussi le « danger des dangers ».
Le thème de l’apparence unit Nietzsche à Montaigne et à sa « conversion
esthétique », donc à la « conscience du
semblant ». On peut également évoquer la critique
de l’anthropocentrisme, la valorisation du comportement fier du sauvage
face à la douleur et à la mort — en opposition à l’homme
moderne —, l’amitié, le goût de la retraite, la « grande
séparation » — événement décisif
qui ne peut être accompli que par un esprit libéré des « nouvelletez/coustumes » —,
la critique du pédantisme : le gourmand de savoir, qui oppose la
connaissance à la vie. La modernité privilégie en effet
les esprits « gourmands » raillés déjà par
Montaigne. L’homme moderne est un « homo pamphagus », « capable
de digérer beaucoup de choses, et même presque tout ».
Le gourmand, « encyclopédie ambulante », porte
d’ « indigestes pierres de savoir et gronde ».
Accoutumance, habitude, coutume, étrangeté et désordre,
deviennent une seconde nature, « plus faible, plus malsaine, plus
inquiète que la première ». Nietzsche voit dans cet
aspect la qualité typique de l’esprit moderne, le manque de correspondance
entre intérieur et extérieur, à cause d’un savoir
acquis sans faim. Que la culture ne meure pas d’indigestion, voilà ce
que souhaite Nietzsche. Contre le pédant, Nietzsche et Montaigne invoquent
un savoir qui naisse de la vie même et de la culture saine, un savoir
qui conduise le mieux au laboratoire de la vie qu’est la nature.

Olivier Ponton : L’inhumaine humanité des Grecs ou comment
surmonter le dégoût de l’homme

S’il y a un humanisme nietzschéen, cet humanisme est résolument
anti-idéaliste : il ne consiste pas à défendre et
célébrer un idéal dont l’humanité aurait
pour vocation de se rapprocher indéfiniment, mais à accepter
l’humanité telle qu’elle est, avec sa misère,
sa petitesse, son absurdité — avec ses « côtés
trop humains ». Lorsqu’il parle des Grecs, Nietzsche dit parfois
qu’ils sont plus humains (menschlich) que nous, au
sens où ils ne renient pas mais affirment leurs côtés trop
humains, mais qu’il sont aussi moins humains que nous, au sens
où ils ne dissimulent pas ces côtés trop humains derrière
une humanité (Humanität) de façade. L’inhumaine
humanité des Grecs nous indique ainsi la voie d’un humanisme supérieur,
par lequel l’homme à la fois se surmonte et s’affirme lui-même.

Jean Robelin : Le temps de l’homme et le temps du retour

S’il est un lieu théorique où Nietzsche prend ses distances
avec tout humanisme, c’est dans sa problématique du temps du retour,
qui s’oppose à la perspective d’un temps linéaire
infini qui serait celui de la réalisation de l’homme. Le temps
du retour est au contraire celui de la sélection, celui du surhumain,
et celui qui bannit dans l’innocence du devenir toute pensée consolatrice
de l’identité de l’être et du sens.

Compte-rendu par Olivier Ponton

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